Irène Frachon : « Avec le Mediator, j’ai déterré un charnier »

A l’occasion de la sortie du film d’Emmanuelle Bercot « La fille de Brest », mercredi 23, inspiré de son parcours, la pneumologue revient sur ce qui l’a menée à lancer le scandale du Médiator.

Je ne serais pas arrivée là si…

… si l’exemple d’Albert Schweitzer n’avait pas éveillé ma vocation médicale, si mon éducation protestante n’avait pas éveillé l’attention que je dois porter à mon prochain, et si mes deux grands-pères n’avaient pas éveillé mon sens du devoir. Pendant la guerre, ils ont tous les deux fait ce qu’ils avaient à faire, à leurs risques et périls. Voilà mes fondamentaux.

Ces deux grands-pères ont-ils fait votre admiration ?

Mon grand-père bien-aimé, l’amiral Meyer, a sauvé La Rochelle et Rochefort en établissant un dialogue avec le commandant en chef allemand de la région, un Prussien, lui aussi protestant. C’était très périlleux, il a été traité de « collabo », il a échappé à un attentat…

Mon grand-père paternel, le banquier Jacques Allier, qui travaillait dans ce qui deviendrait plus tard Paribas, avait tissé des liens étroits avec la Norvège, et s’est vu chargé de récupérer les stocks d’eau lourde de ce pays. Lui a échappé à un détournement d’avion, mais il a ramené le stock.

Ces deux grands-pères ont été inspirants, pas plombants, parce qu’ils étaient adorables et bienveillants. En 2010, quand j’ai publié mon livre (Mediator 250 mg, combien de morts ?), j’ai vraiment eu la trouille, j’allais m’attirer des ennuis, des ennemis. Mais j’ai pensé à ces deux grands-pères qui avaient sûrement eu peur, au même âge que moi. Et eux risquaient leur peau ! Ils m’ont donné le courage d’agir.

Votre enfance fut donc bourgeoise et protestante.

Oui, j’ai été élevée dans un milieu cultivé, avec deux parents ingénieurs qui s’entendaient bien. Je passais l’été avec mes cousins dans notre fief familial de Charente-Maritime, un endroit enchanteur, au milieu des poneys, des poules, des vaches. J’allais à l’école biblique et au culte, régulièrement – je suis restée pratiquante, même si je n’ai plus trop le temps. J’étais une élève brillante mais parfois un peu grande gueule, pas toujours très fine. L’affaire du Mediator m’a adoucie. J’ai trouvé un exutoire à mon agressivité !

D’où votre admiration pour le docteur Schweitzer vient-elle ?

A l’école biblique, on nous parlait d’hommes exemplaires comme Martin Luther King, ou Albert Schweitzer et son extraordinaire empathie, sa bonté. J’ai fait médecine pour ça, l’humanitaire. J’ai pris une année sabbatique pendant mon internat, je suis partie six mois à la frontière birmano-thaïlandaise. Ce furent six mois fondateurs dans ma vie. En pleine épidémie de choléra, parmi des gens que l’on tente d’aider, et surtout dont on reçoit beaucoup, le partage d’humanité est inoubliable. Je ne serais pas revenue si je n’étais pas déjà mariée. Mais, lors d’un stage d’alpinisme à l’UCPA, j’avais rencontré un charmant grimpeur, ingénieur hydrographe pour la marine, alors…

Pourquoi avoir choisi la pneumologie ?

Pendant mes études, j’étais fascinée par la chirurgie, mais, au fil du temps, je me suis dit que si je voulais des enfants et une vie de famille, ce n’était pas le mieux. J’ai fait un stage en pneumologie, à l’hôpital Foch de Suresnes, auprès d’une équipe de médecins remarquables qui m’ont suggéré de me spécialiser en greffe pulmonaire. J’ai donc fait un DEA de transplantation d’organes, j’ai exercé deux ans à l’hôpital Foch. Puis j’ai suivi mon mari à Brest.

J’avais déjà deux enfants, je travaillais comme une bête, je ne voulais pas me laisser engloutir. Je suis partie avec en tête un schéma de vie idéale. J’aurais mes mercredis pour les enfants (j’en ai eu deux de plus là-bas), pour les goûters d’anniversaire, j’irais voir des spectacles… Puis cette histoire du Mediator m’est tombée dessus.

Comment ?

Pendant mon internat, en 1990, j’avais travaillé à l’hôpital Antoine-Béclère. Les médecins étaient hors d’eux parce qu’ils s’apercevaient que l’Isoméride, un coupe-faim des laboratoires Servier, était à l’origine d’hypertensions artérielles pulmonaires mortelles. Cela m’avait horrifiée, ce produit commercialisé dont mes chefs me disaient qu’il était extrêmement dangereux, et Servier qui ne voulait rien savoir.

En 2007, l’hôpital de Saint-Brieuc m’a adressé à l’hôpital de Brest un patient avec la même pathologie, sous Mediator. Moi qui suis lectrice de la revue Prescrire, je suspectais que c’était une molécule dérivée de l’Isoméride. J’ai mené une enquête médico-policière pendant trois ans, à partir de 2007, et j’ai découvert qu’Isoméride et Mediator, c’était bonnet blanc et blanc bonnet.

J’ai prouvé que les effets toxiques étaient logiquement semblables et que le laboratoire Servier, qui commercialisait le Mediator depuis 1976, ne pouvait ignorer en 2007 que c’était de la mort-aux-rats. Il avait occulté des informations. J’avais l’impression d’être dans un thriller. J’exhumais les dossiers des morts comme on sort les cadavres du placard. J’ai déterré un charnier. J’avais une rage ! Je ne suis pas un médecin empêtré dans une empathie excessive, mais quand on réalise que des gens sont délibérément empoisonnés, c’est insupportable !

Cette période, jusqu’au retrait de Mediator de la vente (en 2009) et la publication de votre livre (fin 2010), dont la presse se fait l’écho, comment l’avez-vous vécue ?

J’ai tiré un fil, j’ai reçu l’armoire, puis l’immeuble en pleine face. Cette histoire m’a percutée. Je suis devenue totalement obsessionnelle, rien d’autre ne comptait, cela a envahi mon champ de pensée, vidé ma vie de toute sa substance. J’ai toujours oublié mes enfants un peu partout, mais, là, c’était pire que tout… Cela a été dur pour eux. Je ne m’en occupais plus beaucoup, je ne les écoutais plus. Ma dernière, qui avait 7 ans à l’époque, m’en fait encore le reproche à 17 ans.

Et il y avait cette ombre qui pesait… Quand le sous-titre du livre a été censuré, l’un de mes fils a fondu en larmes en classe. « Ma maman va aller en prison. » Cette histoire les a marqués. Ils veulent tous être médecin, pharmacien ou chercheur en biologie, mais ils posent un regard très critique sur la recherche du profit. …

 

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LE MONDE | | Propos recueillis par Pascale Krémer

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