Irène Frachon : « pour lancer une alerte, il faut avoir des preuves »

Pendant des années, la pneumologue Irène Frachon a rassemblé des preuves contre le Mediator, médicament coupe-faim responsable de la mort de 2000 personnes en France. Le film La fille de Brest, sorti mercredi dernier au cinéma, relate son combat. Un « hommage aux victimes », une « lutte contre l’enlisement », affirme cette lanceuse d’alerte. Sept ans après, les victimes attendent toujours la date d’un procès pénal. Entretien. 

Novethic. Quand vous avez commencé à dénoncer les effets du Mediator, aviez-vous conscience d’être une lanceuse d’alerte ? 

#IrèneFrachon. Non pas du tout. Ce n’était pas un mot ou une démarche que je connaissais. Je l’ai découvert dans la bouche des détracteurs de l’Agence du médicament (NDRL : #AFSSAPS ). Ils disaient que je me prenais, très ironiquement, pour une « whistleblower ». J’ai regardé sur Wikipedia et j’ai découvert qu’effectivement, j’étais bien une #lanceusedalerte.

Ma démarche correspond à une dénonciation citoyenne. Je le vis de manière naturelle. Il se trouve que j’ai dénoncé un crime dont j’ai été témoin. J’avais tous les éléments en main.

Comment avez-vous procédé ? 

Je suis médecin, je devais déjà montrer le lien de causalité entre le #Mediator et les atteintes cardiaques. Nous, médecins, sommes des enquêteurs. Nous devons trouver les causes des maladies. Cette partie était assez logique pour moi.

En parallèle, j’ai mené une enquête policière. Pendant deux ans, j’ai enquêté à partir d’une simple suspicion. Je n’étais pas convaincue. Il me fallait des preuves. Je les ai réunies et à partir de là j’ai compris que les documents que je détenais pouvaient mener leurs auteurs en prison.

« L’impression que la justice protégeait les puissants »

N’avez-vous pas hésité ? 

Avant la publication de mon livre*, si. Je ne suis pas spécialement courageuse. J’étais effrayée. Mais le crime était trop gros pour que je ne surmonte pas ma peur. On parle ici d’un crime de masse, de 2000 personnes mortes empoisonnées en France entre 1976 et aujourd’hui. Un crime industriel hors norme, que les laboratoires Servier ont toujours nié.

Vous dites d’ailleurs qu’ils se comportent comme des « gangsters ». Pourquoi ?

D’abord parce qu’ils intimident les victimes. Ils essayent de les déstabiliser. Ils ne reconnaissent jamais leur culpabilité. Ce sont des hyènes.

Ensuite, ce qui me choque, c’est d’avoir pu être attaquée par Servier et d’avoir été menacée par l’Agence du médicament. J’ai trouvé anormal que la justice ne me protège pas, qu’elle me condamne, moi et mon livre, qu’il faille se battre autant pour la liberté d’expression et surtout pour la dénonciation d’un crime de cette ampleur, de cette gravité. J’ai eu l’impression que la justice protégeait les puissants.

 

Une lanceuse d’alerte privilégiée 

Pensez-vous que la loi Sapin 2 sur la protection des lanceurs d’alerte change la donne ? 

La loi prévoit que les attaques envers les lanceurs d’alerte légitimes puissent être sanctionnées. Si c’est vraiment le cas, alors oui. Mais il faut bien comprendre que je suis une lanceuse d’alerte assez privilégiée, même si j’ai subi des intimidations. Je n’ai pas perdu mon boulot. Je n’ai pas eu les ennuis habituels qui pèsent sur ceux dénonçant des faits au sein de leur entreprise. Je pense notamment à l’affaire LuxLeaks. La #LoiSapin2 s’adresse beaucoup à ces gens-là.

Ce qui me différencie également, c’est mon entourage. Je n’étais pas seule à mener ce combat. Des gens se sont levés. Je suis la locomotive, mais des wagons s’y sont accrochés. Heureusement. Ces quelques soutiens ont été précieux.

D’un autre côté, la plupart de mes collègues avaient des conflits d’intérêts importants, qui les menaient jusqu’à nier des affaires comme celles du Mediator. Ils considéraient que j’étais allée trop loin, que j’étais une croisée, que je m’étais radicalisée. Et c’est vrai. J’ai découvert la corruption.

 

Preuves, relais, avocat

Quels conseils donneriez-vous à de futur.e.s lanceur.se.s d’alerte ? 

D’être très rigoureux, de ne surtout pas se lancer sans preuve. De bien préparer et bien documenter. Il faut être sûr de son fait. Il faut avoir mené l’enquête, avoir des preuves. Il faut avoir des relais, anticiper ce qu’il va se passer, prendre les conseils d’un avocat… Il faut tout mettre en place pour ne pas tomber sous le coup des sanctions qui tournent autour de la diffamation et du dénigrement.

Finalement, un lanceur d’alerte, c’est une personne qui, tout à coup, sans le savoir, se lance dans une démarche d’investigation.

 

« Mon humeur dépend du nombre de zéros »

Après sept ans de procédure, quel est le bilan ? 

De l’épuisement. Une satisfaction d’avoir dénoncé ce crime. Mais la justice est trop lente. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est l’indemnisation des victimes. Quand une victime touche un bon chèque, je suis contente. Quand c’est un chèque minable, je suis furieuse. Quand il n’y a pas de chèque du tout, je suis hors de moi ! Je suis très basique. Mon humeur dépend du nombre de zéros. Je suis quelqu’un de très pragmatique. Il faut en finir. Mais le procès pénal n’a toujours pas eu lieu. Aucune date n’a été fixée.

 

Est-ce pour vos patients que vous avez accepté la réalisation du film La fille de Brest ? 

Oui. C’est un hommage. Ce film est un témoignage, une lutte contre l’oubli et l’enlisement.

 

* « Mediator, 150mg. Combien de morts ? », Éditions Dialogues, 2010.

Marina Fabre – Publié le 28 novembre 2016
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