Harcèlement et médecine, ses ravages pour les médecins, soignants et patients.

Alors que les infirmières étaient dans la rue hier 8 novembre pour dénoncer des conditions de travail de plus en plus difficiles au détriment des patients le Dr Nicole Delépine, pédiatre-oncologue nous livre son expérience au sein de l’AP-HP entre 1973 et 2014.

Le développement du harcèlement en milieu médical, hospitalier et privé, se fit d’abord subrepticement, puis avança, de moins en moins masqué, depuis le changement de siècle et l’arrogance maintenant affichée de la finance et de sa suprématie mondiale.

Chaque époque a ses démons, ses moyens de rétorsion et de soumission, plus ou moins visibles et avoués, ou cachés et pervers. Dans la société occidentale qui a succédé aux trente Glorieuses glorifiant l’homme et la liberté retrouvée grâce aux sacrifices des Résistants et de tant de victimes innocentes, il n’eût pas été facilement accepté, probablement, d’exiger ordre et adaptation automatique au désir de son supérieur! « Il est interdit d’interdire » ou « sous les pavés, la plage » martelaient notre quotidien. L’esclavage ouvert n’était plus à la mode. Mais les pouvoirs devaient reprendre la main. En douce. Les décennies passant, l’histoire oubliée et si peu enseignée, les démons remontent à la surface, et maintenant au galop et se manifestent sous divers déguisements.

La destruction de notre système de santé, programmée par les instances internationales et acceptée par l’UE et nos gouvernements successifs depuis trente ans au moins[1], passe par le #harcèlement des #médecins et paramédicaux et le découragement des patients. La preuve, les nouveaux «droits» acquis ne sont plus d’être mieux soignés, mieux entourés, mais accompagnés pour mourir plus vite, ou mieux, mais certainement pas pour vivre! [2] Symbole de la société suicidaire dans laquelle on voudrait nous enfermer avant de nous enchaîner. Ne nous laissons pas faire.

Dénoncer ce harcèlement quotidien, devenu mode officiel de management à l’#hôpital ou en ville, comme chez France Telecom est un devoir, afin que chacun sache qu’il n’est ni seul, ni coupable, qu’il n’a pas à avoir honte et ni à se cacher, mais au contraire à parler, raconter afin de se protéger, ainsi que ses collègues et in fine ses patients. Bien des aspects de cette casse de notre système de soins et de notre sécurité sociale universelle, dont on assiste à l’agonie, ont été décrits ailleurs[3] dans de nombreux articles, vidéos, livres, et colloques ainsi que par d’autres nombreux lanceurs d’alerte étrangers[4] ou français[5] plus rarement. Mais en dehors de quelques «bons opposants» invités réguliers qui font croire à la démocratie, les #lanceursdalerte n’atteignent que très ponctuellement les grands médias et donc une véritable audience. Silence, rien à voir.

En écho à quelques collègues qui commencent à oser parler enfin, et sortir de leur solitude[6], et pour les y encourager, je voudrais ici rapporter quelques témoignages de notre vécu dans un service de cancérologie pédiatrique persécuté et harcelé depuis les années 80… Notre grande faute fut, dès 1986 d’alerter sur le danger d’inclure les patients dans les essais thérapeutiques, lorsqu’il existe destraitements efficaces, démontrés, publiés. Une évidence pourtant pour les patients et les #médecins insoumis et ayant conservé conscience et bon sens, mais de plus en plus éliminés. Mais crime de lèse-majesté pour les leaders d’opinion mariés à l’industrie. Au début, nous prenions ces attaques, dénigrements, voire calomnies pour des enjeux de pouvoir entre «écoles» différentes, avant d’entrevoir, puis de découvrir de plus en plus clairement qu’il s’agissait d’enjeux de puissance par le fric, toujours le fric. J’ai commencé à comprendre vraiment quand, à la fin des années 90, on m’expliqua que tel grand patron cancérologue plein temps de l’ap-hp, que je croyais suffisamment occupé avec ses trois casquettes de chercheur, enseignant, chef de service, venait de créer sa «start-up» pour valoriser les découvertes de son unité Inserm… Naïve, on m’expliqua que c’était le cas général des jeunes patrons…

Evidemment, puisque l’ on gênait le développement des nouvelles drogues et des essais, source de financement généreux de l’UE, nous devenions sans le vouloir, le vilain petit canard à éliminer. Et pendant plus de trente ans, notre service fut toujours à deux doigts de fermer… Nous apprîmes à résister, à ne pas y croire et quand en 2014, les CRS évacuèrent sur ordre du préfet les grévistes de la faim de la chapelle de #Garches, puis enfermèrent les patients derrière des grilles gardées par des vigiles aux frais de la sécurité sociale, nous n’y croyions toujours pas.[7]

Comment résumer, sans trahir ni affadir, le martyr, la souffrance de médecins qui n’ont pas renoncé à leur serment d’Hippocrate, et restent fidèles à l’arrêt Mercier de 1936 stipulant au docteur de fournir à son patient «les meilleurs soins en fonction des données actuelles de la science» ? Comment exprimer sans grandiloquence la souffrance quotidienne de ceux qui refusent de se soumettre, ne se retranchent pas dans un silence dangereux qui les mènerait, comme tant d’autres à la dépression, et parfois au #suicide (après une phase de déshumanisation parfois difficile pour les patients [8]) ? Ils n’échappent pas pour autant à l’épuisement, au découragement, intermittent et souvent alterné entre collègues qui se soutiennent tour à tour.

Permettez-moi d’égrainer quelques souvenirs vécus au fil de plus de trente années de harcèlement d’une équipe soudée et solidaire et terriblement soutenue par ses patients et leur entourage. Ces médecins furent des combattants inlassables pour sauver un îlot de médecine humaine et indépendante, jusqu’en 2014 et la fermeture brutale, policière de l’unité d’#oncologiepédiatrique de Garches. Au sein de cette équipe, médecins et soignants ont été particulièrement persécutés, martyrs de la résistance aux diktats de l’industrie soutenue et imposée par la bureaucratie au pouvoir depuis plusieurs décennies. La pression subit une lourde aggravation avec la succession des lois liberticides : la loi de 1984 vit disparaitre le «médecin des Hôpitaux» pour le remplacer par un avatar informe, le PH (praticien hospitalier, pas forcément médecin) ! Suivirent, entre autres, la loi Evin 1991,  puis la création des agences régionales d’hospitalisation( ARH) sous Juppé en 1996 et lois de 2004, 2009 (#Bachelot ), 2016 (Touraine) assorties depuis les années 2000 de multiples circulaires et décrets. La médecine a été transformée, défigurée par une longue succession de textes et normes souvent aberrantes qui bloquent le travail des soignants et dégrade rapidement la qualité des soins fournis, malgré le dévouement du plus grand nombre, qui rame dans la tempête et les vents contraires. Les ARS créées par la loi Bachelot, élargissant à la ville les pouvoirs des ARH, ont vu leurs pouvoirs renforcés avec la loi Touraine et représentent l’inquisition moderne sans contre-pouvoir décidant, coupant, autorisant, fermant hôpitaux, cabinets ou exercice médical. Peu importe nos diplômes, nos résultats. L’ARS est grand manitou, grand pourvoyeur de harcèlement à l’intérieur même, et surtout à l’extérieur tant à l’hôpital privé ou public qu’en ville.

Le harcèlement au travail, qui ne portait pas encore ce nom, commença tôt pour notre équipe. Pédiatres généralistes de l’hôpital Harold (Paris) dans les années 75, nous fûmes informés par les services de la « Mecque de la Pédiatrie » (c’est ainsi que le milieu désignait le groupe Necker enfants malades) que nous devrions renoncer à toute activité qui ne serait pas choisie et désignée par les mandarins de ce grand hôpital. Bref, interdit d’approfondir les problèmes des patients diagnostiqués avec un déficit immunitaire, arrivés aux urgences d’Hérold (après de nombreux passages aux urgences de Necker sans diagnostic porté, mais qu’importe..), le patient devait immédiatement être transféré dans le service du « sachant » autoproclamé et sacré par la caste, estampillé, «reconnu». Evidemment, il en était de même pour la cardiologie infantile, la cancérologie ou la rhumatologie. Le patient atteint de tumeur solide devait être rapidement transféré à Gustave Roussy où s’ébauchaient les premières tentatives de traitement de ces situations tragiques. Le faire-part de décès suivait trop souvent dans les deux mois dans cette période encore pionnière, mais vouloir les prendre en charge constituait un crime inacceptable, justifiant X appels téléphoniques jusqu’à soumission du patron et ordre aux collaborateurs. La pédiatrie avait été découpée et distribuée par le Pr R. successeur du Pr R. Debré; elle s’affirmait «une et indivisible», et ceux qui résisteraient seraient damnés et soumis à persécutions. L’endocrinologie approfondie par notre patron durant son long séjour d’interne et de chef de clinique à Necker lui était «interdite», même s’il rédigeait par ailleurs les gros tomes de la Bible de la pédiatrie de l’époque le « Perelman ». Bref, il nous restait les « bronchites descendantes » et encore car, à bien y réfléchir, elles relevaient de la pneumologie confiée à d’autres. Hérold situé dans le 19ème arrondissement de Paris, ressenti comme le 9-3 d’aujourd’hui, aurait dû se satisfaire de la bobologie en dépit de ses nombreux professeurs, internes, chefs de clinique, mais méprisés par les bobos d’alors des beaux quartiers de Necker (cet hôpital dont les vitres sont si importantes que le ministre vient les consoler après une manifestation en 2016 contre la loi Travail). Même à l’intérieur de l’hôpital, il y a avait les bons et les méchants, traduisez les membres de la caste et les autres. L’accueil en salle de garde était explicite : après 48 h à Hérold, je savais qui serait nommé professeur (parfois encore en première année d’internat mais qu’importe), qui était fréquentable, ou nul, dont mon chef de service et son agrégé et moi-même puisque arrivant comme chef de clinique dans leur service ; ça ne trainait pas.

Ainsi lorsque j’arrivais en 1973, ignorante des pratiques de ce milieu que j’imaginais dévoué aux petits malades, le Pr D. me montra son espace de travail et la lampe qui pendait. Il était traumatisé par le suicide récent par pendaison, dans son bureau, d’un collègue de l’hôpital voisin, Trousseau, le Pr A., suite à des conditions de travail de plus en plus insupportables et à des humiliations répétitives. Ambiance… Vous ne pouviez pas résister aux ordres venus de Necker, sinon gare aux nominations de vos élèves, au nombre toujours plus réduit d’externes attribués, aux unités de recherche ou aux enveloppes universitaires pour achats de livres ou matériels supprimés, et pire encore, aux rumeurs sur votre incompétence et celles de vos collaborateurs. Le système coercitif était en place. Des patrons réputés de l’hôpital Bretonneau, (celui qui sera fermé en 1988 en même temps qu’Hérold pour fonder l’hôpital Robert Debré avec l’ambition de rivaliser avec Necker), démissionnaient prématurément devant l’impossibilité de travailler normalement, leurs élèves et collaborateurs allant prendre leurs ordres chez le chef de service voisin, celui qui « nommait », l’homme de pouvoir qui allait régner directement une vingtaine d’années sur la pédiatrie française. Décédé aujourd’hui. « Tout ça pour ça » … Le patron du service voisin ne pouvant méconnaitre la large connaissance médicale d’un collègue professeur, alla jusqu’à dire : «oui, c’est une encyclopédie, mais jamais ouverte à la bonne page».. Que reste-t-il de ces gens-là, de leur mépris et de leur arrogance ? Vécurent-ils plus heureux ? Je ne le crois pas, car ils étaient toujours en quête d’une breloque honorifique de plus, et/ou d’un tabouret à l’académie de médecine ou autre, jusqu’à leur dernier jour, même très âgés, et devaient pour cela se soumettre, faire allégeance, s’écraser. Leurs traits de visage confinaient souvent à des grimaces, tant ils manquaient de naturel et leurs sourires forcés. Quelle vie !

L’installation du management par la terreur était en route.

Au milieu de nos bronchites descendantes, nous tentions de participer à la recherche sur les cycles hormonaux en pédiatrie, grâce à la collaboration avec des laboratoires pointus qui mettaient au point les dosages encore exceptionnels des hormones hypophysaires. Mais là, nous franchissions la ligne rouge et devînmes rapidement des canards noirs accusés de tous les maux par le pouvoir pédiatrique et ses affiliés. Nous abandonnâmes à regret ce domaine réservé et le doué biologiste s’en alla vendre des maisons comme son père et faire fortune loin de ce milieu déjà nauséabond.

Alors, lorsque le Pr G.Mathé nous proposa de prendre en charge ses petits patients atteints de #tumeurs solides dans les années 80, nous acceptâmes avec enthousiasme, espérant pouvoir améliorer le pronostic vital et la qualité de vie de ces petits malades que nous ne voyions que passer jusque-là. La médecine hospitalière parisienne riche en personnels et en crédits nous semblait avoir ce devoir et non simplement celui de soigner la pathologie quotidienne excellemment prise en charge par nos collègues de ville, encore en nombre suffisant. Sous la houlette du génial, célèbre et puissant Georges Mathé (entre autre précurseur de l’immunothérapie[9] en cancérologie et inventeur avec Léon Schwarzenberg de la greffe de moelle), nous espérions travailler dans la sérénité. Nous n’avions manifestement pas tout compris. Le harcèlement s’intensifia sur l’équipe, le patron et son adjointe, mais encore plus sur le personnel, les jeunes médecins et les patients ! Nous avancions à nouveau dans un domaine très réservé !

Le Professeur Mathé avait remarqué les premières publications du Dr G. #Delépine sur la chirurgie conservatrice qu’il développait. Ainsi les adultes et les enfants français atteints de #cancerdesos allaient pouvoir éviter l’amputation grâce à ce jeune chirurgien créatif. Mais ce n’était pas du goût de tous et il fut trainé devant le conseil de l’ordre pour n’avoir pas amputé une petite Lyonnaise. Le conseil de l’ordre croyait en sa bonne foi, mais si personne ne l’avait encore démontré en France… Aristote ne l’a pas dit, vous allez être condamné. Heureusement les Américains, notre Aristote moderne, eurent la bonne idée d’organiser une conférence de consensus en 1985 qui démontra que l’amputation n’auugmentait pas les chances de survie des patients atteints de cancer osseux, bien au contraire… Non-lieu ! Mais combien de mois d’angoisse et de calomnies dans le «milieu » ou la communauté comme on dit maintenant ! «Il a des ennuis avec l’ordre». La petite devenue grande est une adorable jeune femme devenue Maman, avec sa jambe en place… Récompense !

Les aspirants chefs de clinique dans notre service se virent rapidement découragés, menacés de ne pas obtenir leur validation en pédiatrie et de voir leur carrière « brisée» s’ils faisaient mine de persévérer à travailler avec nous. Des années 90 à la fermeture de Garches en 2014, la menace la plus relatée fut celle-ci : « on  brisera votre carrière ». Imaginez la tête de ma collègue de 63 ans lorsqu’elle entendit cette chanson assénée par la directrice des ressources humaines du groupe ouest en 2015, si elle n’obtempérait pas ! En l’occurrence, elle se devait d’accepter d’intégrer le service du chef de pôle qui nous piétinait depuis 2011 (suite à la mise en place des pôles via la loi Bachelot). Refrain tellement appris et répété que cette cadre robotisée l’utilisa sans réfléchir avec une personne ayant quasiment atteint l’âge de la retraite ! Mais penser n’est plus autorisé depuis longtemps dans nos hôpitaux.

L’aide-soignante N., fidèle, dévouée et bouleversée, fut rendue mutique par le tout neuf chef du personnel muté récemment du ministère, (« j’ai 30 ans, je sors de l’ENA et je sais tout….). Elle nous raconta aussi l’éternelle menace de carrière brisée, suite à une réunion dans laquelle les médecins étaient persona non grata (pour annoncer au personnel la fermeture prévue par ailleurs encore niée auprès des médecins, médias et associations…).

Dans les années 90 qui suivirent notre implication en cancérologie pédiatrique, nous entendîmes tout et n’importe quoi. Un jour nous utilisions des doses létales de chimio et le lendemain la nouvelle rumeur reposait sur le fait que nous traitions les enfants avec des plantes. Serions-nous restés ouverts près de trente ans, si le millième de toutes ces calomnies avait eu la moindre réalité ? Sans plainte de familles, et audits multiples et variés, IGAS et autres. Mais calomniez, il en restera toujours quelque chose.

Un patron de laboratoire d’un grand hôpital me traita de tous les noms au téléphone : «vous déstabilisez mon labo!» tout simplement parce que nous avions adressé des dosages de méthotrexate sanguin pour surveiller nos patients. Nous ignorions encore qu’utiliser un traitement efficace était un crime de lèse-majesté, surtout s’il s’accompagnait de publications et communications internationales. Vous avez bien lu. Tant que vous obéissez ou/et que vous avez de mauvais résultats, pas de souci. Mais ne trouvez jamais un traitement qui marche si vous ne faîtes pas partie des équipes élues. Un patron de Province me l’expliqua clairement au téléphone dans les années 93, au moment du renouvellement incertain de mon chef de service; il avait été désigné comme « expert », expertise qu’il effectua sans jamais daigner nous informer, ni nous rencontrer. Il me dit sans sourciller : « on sait bien que tu guéris tes ostéosarcomes (cancer de l’os), mais ne publie pas sinon, on te pourrira la vie et tu ne seras jamais nommée ». On mesure à ces propos que le sort des malades ne le préoccupait guère.

Pendant ces décennies pendant lesquelles nous résistions en soignant les patients le mieux possible, nos collègues et personnels subirent humiliations, rétorsions permanentes de même que les enfants malades pris en charge par l’équipe. A l’arrivée dans le bateau Robert Debré tout neuf en 88, nous apprîmes de la bouche de la cadre de santé que la fête de Noël serait réservée aux malades de l’étage au-dessus dont elle était en charge également, mais pas aux enfants de notre service ! Pauvres petits dont elle jetait les jouets par terre s’ils avaient le malheur de recouvrir une table non désignée par elle à cette fonction. Par contre, les cadres trop complaisants avec notre équipe médicale étaient vite mutés comme trop d’infirmiers ou aide soignants qui avaient manifesté une empathie avec nos patients et nous-mêmes et notre choix thérapeutique privilégiant les traitements éprouvés avant de passer aux essais. « Ils n’avaient pas le profil » pour une nomination au grade supérieur. Pas assez dociles. Dehors !

Plus sordides encore furent les récits de patients « d’onco » sur leurs attentes prolongées dans les services comme la radiologie et l’imagerie médicale dont le chef de service militant pro essai ne nous pardonnait pas d’exister. Et son personnel appliquait les yeux baissés. Soumission déjà. On laissait les petits cancéreux, souvent opérés récents, attendre et encore attendre parce qu’ils venaient de « l’onco ». Ils passaient toujours en dernier. Ils subissaient également dans ces services hostiles un lavage de cerveau contre les médecins résistants aux essais thérapeutiques, aux affreux qui se battaient selon eux   « contre les avancées de la science et la recherche ». Diffamation peu efficace, car les parents et leurs enfants malades souvent venus de loin savaient très bien ce qu’ils étaient venus chercher. Néanmoins ils subissaient ces maltraitances ordinaires. Certains soignants, rangés du côté de la surveillante montée contre nous, traitaient les petits de façon pour le moins inadaptée. Pour cause d’onco encore, ils recevaient leur repas rapidement et sans aide ou attendaient longtemps après la sonnette. La très grande majorité des soignants fut néanmoins exemplaire durant toutes ces longues années de tourments, mais en subit les conséquences en épuisement professionnel fréquent, en mutations, en harcèlements personnels. En contre-partie, la reconnaissance des familles unies dans le combat contre la maladie injuste de leurs petits, l’amour qui diffusait à travers eux, nous récompensaient largement au quotidien de ce que nous subissions ensemble et explique que nous ayons «tenu» aussi longtemps, tant soignants que médecins et patients en dépit de l’hostilité ambiante. Nous savions ce que nous voulions et pourquoi nous nous battions. La bureaucratie régnante ne l’a jamais compris.

Les médecins furent bien sûr aussi victimes de ce harcèlement, via des cadres de santé nommés et choisis pour cela par la direction chargée de nous fermer le plus rapidement possible (on a parlé de fermeture depuis Hérold).. Le harcèlement des familles et personnels subi à Avicenna (Seine St-Denis) après que le directeur exemplaire qui nous avait accueillis en 1999 fut muté, mériterait un livre à lui seul.

Après que les familles et nombreux soutiens y compris médiatiques obtinrent la création d’un service tout neuf à Garches en 2004 (dont les travaux durèrent deux ans avant l’ouverture et des millions d’euros pour une unité qui sera fermée arbitrairement en 2014), un surveillant tombé du ciel rejoint l’unité « pour organiser le déménagement ». Il prévint les collègues médecins au cours d’une réunion : « arrivés à Garches, il faudra rentrer dans le rang et ceux qui n’obéiront pas sortiront les pieds devant ». Nous avions cru que les mots dépassaient sa pensée, mais les premiers mois dans notre rutilant service furent très durs. Le service étant sur deux étages et nos bureaux au rez-de-chaussée, les patients se voyaient l’entrée de notre couloir et donc de nos bureaux interdite par le cerbère chargé de déshumaniser cette unité. Celle-ci était connue pour la proximité entre médecins, soignants et malades, cela ne devait pas durer. Les patients avaient l’habitude de venir nous voir quand ils le souhaitaient à Avicenne. Nous y mîmes rapidement bon ordre quelques semaines après notre arrivée à Garches, mais une collègue se fit menacer moralement et physiquement par le même cadre quelques mois plus tard et fut psychologiquement extrêmement blessée. Elle en garda des traces pendant de longues années. Je compris un peu tard que l’arrivée de ce cadre maltraitant ne relevait pas d’une erreur, au vu des longs mois que nous imposa la direction avant d’accepter son départ.

On nous l’avait installé sciemment pour nous normaliser. Les médecins furent particulièrement maltraités pendant les années précédant la fermeture policière de 2014 (en l’absence de toute plainte de patients sur ces trente années) [10]. Notre indépendance nous protégea tant bien que mal jusqu’en 2010, mais une fois inclus dans les pôles, les chefs de service ou d’unité n’eurent plus rien à dire. Ils ne sont même souvent plus tenus au courant de ce qui est décidé pour leur service (ancien service devrais-je dire). Le nôtre n’échappa pas à cette folie destructrice.

La réduction drastique des lits décidée par le chef de pôle en complicité avec la direction, conduisit de plus en plus souvent à se voir refuser par les cadres d’hospitaliser des patients « urgents ». Nous proclamions depuis toujours que le cancer ne prend ni vacances ni week-end, mais nous nous voyions informés le mardi qu’il n’y aurait «qu’une» infirmière le WE et que donc nous devions retarder les hospitalisations ou/et faire sortir les malades trop vite. Idem pour les hôpitaux de jour de capacité variable selon le bon vouloir du cadre et des repos accordés souvent arbitrairement. Les patients avaient l’impression que la cadre les faisait attendre volontairement pour les dégoûter de venir se faire soigner chez nous. D’aucuns ne se gênaient pas toujours pour expliquer aux familles qu’elles devraient aller ailleurs… Sachant pourquoi les parents avaient choisi l’unité, cela ne les déstabilisait pas dans leur choix, mais rajoutait de la souffrance à leur vécu déjà terrible du cancer chez leur enfant. Cancer social en plus, c’était beaucoup trop.

Cette pression sur les proches des patients fut vraiment le pire du harcèlement subi, tant l’injustice subie par leurs petits auraient dû les protéger [11]. Combien de fois ai-je surpris les yeux embués de mes collègues à mon arrivée dans le service ? Elles avaient déjà subi la hargne de la faisant fonction de cadre de santé aspirant à plaire à sa supérieure  «pour son avenir». Sa virulence pour insister sur notre «absence d’organisation» était déprimante: l’organisation à l’hôpital doit être celle de l’hôtelier évidemment, management entrepreneurial. « On vous téléphonera quand on aura un lit pour votre chimio ». Oui, nous avons toujours refusé ces ukases trop souvent acceptés dans d’autres services de cancérologie, cités comme modèles. Pourtant chaque jour compte : temps de doublement de tumeur, huit à dix jours pour un Ewing ou de dix-huit à trente pour un ostéosarcome par exemple et tellement variable selon la tumeur et chaque malade. Comment faire accepter cela au personnel devenu administratif qui ne soigne plus mais prétend GERER ?

De toutes les humiliations subies pendant ces années, comme les insultes du chef de pôle traitant nos médecins de garde d’incapables (alors que lui-même n’avait aucune compétence reconnue en cancérologie !), comme son soutien (et celui de la direction !) à un infirmier voulant imposer une euthanasie à un patient et une famille qui la refusaient[12], comme son opposition permanente à leurs titularisations, celles infligées aux patients furent les plus douloureuses pour nous tous. Nous nous sentions responsables. Nous tentions de masquer le plus possible aux familles ces tourments administratifs répétés, mais autant que moi, les mamans et petits patients constataient les yeux plein de larmes des médecins de l’unité, leur amaigrissement – « on dirait un fantôme, votre adjointe » – leur épuisement malgré leur volonté de « tenir ». Une honte au sein du service public. Le pire était que progressivement, nous apprenions que telle collègue pédiatre dans un autre hôpital de l’ap-hp s’était suicidée en décembre 2013, puis d’autres en province, puis des aide soignants et cadres à l’ap-hp et ailleurs et de plus en plus. Et ce pneumologue de Nevers apprécié de tous suicidé dans son bureau ! On ne pouvait plus soigner librement sur tout le territoire français et au burnout succédait la vague de suicides, de départs à l’étranger, de changements de métiers. Jusqu’à quand ?

Depuis les années 2000 à Avicenne et cette prise de conscience du harcèlement, j’ai eu envie d’écrire sur ce sujet sur lequel ces quelques lignes ne sont que la partie émergée de ce que nous avons vécu, patients, familles et soignants réunis pour avoir osé résister au monopole du traitement des enfants atteints de cancer qui se mettait en place. Mais remuer cette boue est toujours aussi douloureux. Le suicide du Pr Jean-Louis Mégnien, à l’hôpital Pompidou, a t-il vraiment réveillé les consciences ? Je crains qu’en dépit de bonnes intentions de certains, le mal ne disparaisse pas en ciblant «la souffrance des soignants». Celle-ci est installée comme mode de management volontaire par nos institutions au service de la finance via la bureaucratie. La seule solution pour en sortir est de remettre en cause l’organisation administrative de la santé, de redonner la liberté aux médecins de choisir les meilleurs traitements pour leurs malades, et aux établissements la liberté de gestion avec responsabilité directe et financière de leurs gestionnaires.

Sans liberté, pas de médecine de qualité respectueuse de notre serment. Notre combat doit être celui de la reconquête de la liberté de soigner et d’être soigné. Cela sous-entend de lourdes conséquences juridiques comme la suppression des lois Touraine et Bachelot, des ordonnances Juppé de 1996, des décrets relatifs aux plans cancer 2007, la suppression de la loi Evin de 91 et la double hiérarchie qui a mis en place la surveillance des prescriptions médicales par des cadres de santé au service des directeurs (pas tous, les autres sont virés). Evidemment la première décision doit être la suppression des ARS et redistribution du personnel médical et soignant dans les structures de soins et des personnels administratifs en partie au ministère de la santé et redéploiement dans les ministères déficitaires comme la justice et la police.

Ce programme lourd devra être porté par des politiques dont l’objectif sera la santé des français et non la Bourse et la finance internationale.

 

Dr Nicole DELÉPINE

 

[1] Comme le prouvent les lois successives depuis 1984.

[2] Loi 2016 et décrets août 2016 Leonetti Claeys sur la sédation prolongée irréversible autorisée ! Euthanasie cachée.

[3] Le cancer un fléau qui rapporte N. Delépine ed. Michalon 2013  et «soigner ou obéir» Nicole et Gérard Delépine Fauves éditions Nov 2016 sous presse.

[4] Pensons à Marcia Angell et à J. Kissirer, anciens rédacteurs en chef (successivement) du New England Journal of Medicine, dont ils furent évincés pour le refus de publier des articles falsifiés ; à Peter Gotzsche du réseau Cochrane dont le livre : « died medicine and organised crime » paru en 2013, traduit en français, aurait dû réveiller les esprits… Mais silence !

[5]   Pr P. Even et ses nombreux ouvrages, Dr M. Girard, Dr M. de Lorgeril etc..

[6] En particulier à la suite du suicide du Pr Mégnien à l’hôpital Pompidou fin 2015 et à la création d’une association des amis du Pr Jean-Louis Mégnien dans le but de sortir du silence et de l’isolement les harcelés qui se révèlent plus nombreux chaque jour.

[7] « Neuf petits lits sur le trottoir » N. Delépine Editions Fauves 2014 raconte les derniers mois de souffrance, de harcèlement des personnels et familles par l’administration et ses collabos.

[8] Notre collègue M. ne ferait-il pas mieux de chercher les causes profondes de dérives maltraitantes de certains dans l’acharnement mené contre la profession par le pouvoir au lieu de les accabler chaque jour un peu plus sans hésiter à généraliser honteusement ? A moins qu’un poste de conseiller ou une médaille ne soient en jeu pour cette collaboration avec les ministres ?

[9] Qui n’a pas attendu les années 2015 pour naître !

[10] J’ai raconté dans « Neuf petits lits sur le trottoir » (éditions fauves 2014) le calvaire des familles, des patients et des médecins et personnel dans les six mois précédent la fermeture. Le harcèlement moral subi par les médecins qui tentaient au milieu de ce scandale médical de préserver les enfants n’a de drame encore plus grave le martyre des parents et enfants qu’on arrachait au lieu choisi pour combattre le cancer. Sans porte de sortie de fait. La suite le confirmera (Cf site www.ametist.org).

[11] Telle cette tante venue de Pau, de 800 Km et refusée par les vigiles à l’entrée du service en juillet 2014 ; elle n’était pas sur la « liste ». Que de réminiscences de temps que l’on ne voulait jamais plus revivre.

[12] Notre émission sur tv libertés oxygène sur you tube sur « euthanasie sans tabou ».

 

lire sur lemurdesinsoumis.blog.lemonde.fr

publié le 9 novembre 2016 par Caroline Chaumet

Découvrez d'autres articles :

Laisser un message