Immunité des Etats : pourquoi la loi Sapin 2 fait des vagues

L’article 24 du projet de loi Sapin 2 aura pour effet de mieux protéger les biens des Etats étrangers visés par des saisies en France. Un changement de doctrine majeur, décidé sans débat, motivé avant tout par des considérations diplomatiques.

« Improvisé », « incohérent », voire « dangereux ». C’est peu dire que le dispositif du projet de #loiSapin2 renforçant l’immunité des Etats face à leurs créanciers – article 24 – passe mal. Professeurs de droit et avocats, qu’ils soient pour ou contre un tel renforcement, s’accordent sur un point : le sujet, complexe, méritait un débat approfondi. En logeant le dispositif au milieu du fameux « porte-avions » Sapin 2, ce débat est impossible.

Poussé au dernier moment par le #QuaidOrsay, l’article 24, qui sera discuté en commission mixte paritaire à partir d’aujourd’hui 14 septembre, aura pour effet de mieux protéger les biens des Etats étrangers visés par des saisies en France. Explication : lorsqu’un Etat ne paie pas son créancier (une entreprise, un fonds, un particulier…), ce dernier peut mettre la main sur des actifs du pays concerné dans l’Hexagone, s’il a obtenu une décision de justice qui est reconnue en France. La saisie constitue l’ultime recours pour recouvrer une créance. Rappelons qu’elle est encadrée et que tout abus est donc sanctionné. Par ailleurs, sans cette possibilité de bloquer des biens, rien ne sert d’avoir fait reconnaître la légitimité de la créance.

Le sujet est loin d’être anodin. Il touche aux relations internationales et à la vie économique. La question de l’#immunité suppose, en effet, de trouver un équilibre entre les droits des Etats et ceux des créanciers privés, protégés par la Cour européenne des droits de l’homme. La France a mis fin au régime de l’immunité absolue des Etats en 1929, lors d’une affaire concernant l’ex-URSS. Motif ? Quand un Etat se comporte comme une personne privée, il ne peut se prévaloir de ses privilèges pour ne pas payer ses dettes. Cette restriction de l’immunité débouchera sur une distinction entre les actifs qui ont trait aux activités souveraines (diplomatie, défense…), protégés, et les biens commerciaux. Ces grands principes finissent par être codifiés après des décennies de débats dans la Convention des Nations unies de 2004. Un texte de référence, que la France reconnaît mais n’a pas transposé dans la loi. Contrairement aux Anglo-Saxons, qui disposent de textes exhaustifs, Paris se repose toujours sur l’interprétation des juges.

Un cadeau au président Poutine ?

Pourquoi bouleverser notre tradition ? La justification avancée est de nous mettre  « en conformité avec le droit international ». Dotée d’une  « législation [qui] apporte une protection inadéquate au regard de nos engagements internationaux », la France pourrait être poursuivie par des Etats étrangers, suite à des saisies sur son sol. Cette inquiétude soudaine sur l’état de notre droit proviendrait d’une décision de la Cour de cassation de 2015, selon certains. L’an passé, dans une affaire contre le Congo, la Cour a interprété un point passablement ambigu de la #ConventiondesNationsUnies d’une manière favorable aux créanciers privés. D’abord passé inaperçu, ce revirement a fait des vagues jusqu’au plus haut niveau de l’Etat lorsqu’un fonds dit « vautour » l’a exploité pour bloquer des actifs de l’Argentine. Pour les juristes, cet épisode ne suffit pas à lui seul à légitimer un changement de règles.

C’est là que l’affaire #Ioukos entre en jeu. Les ex-actionnaires du groupe pétrolier se sont lancés dans une véritable chasse aux biens russes dans l’Hexagone, ce qui pollue un peu plus les relations diplomatiques entre nos deux pays. Or, ce contexte crée un soupçon autour de l’article 24, perçu comme un cadeau au président #Poutine (qui doit venir en octobre). Le soupçon est d’autant plus fort que la grande affaire « Argentine contre fonds vautours », qui s’est invitée en France dès 2009, s’est achevée en début d’année – il n’y a donc plus aucun risque de saisies. La suspicion tient aussi au fait qu’en janvier la Russie a voté une loi de représailles à l’encontre des pays où ont lieu des saisies de biens russes. Tout ceci expliquerait assez bien l’empressement de Paris à se « mettre en règle », tout comme l’a fait la Belgique, qui était, elle aussi, empêtrée dans l’affaire Ioukos.

Par ailleurs, contrairement à ce que martèle Bercy, l’article 24 n’est pas un simple « copié-collé » de la Convention des Nations unies. Même s’il contient des dispositions qui semblent légitimes, il introduit des modifications, des nouveautés et crée in fine des conditions plus restrictives à l’égard des créanciers que celles qui figurent dans le texte de référence. Exemple : obtenir une autorisation préalable d’un juge avant de pratiquer toute saisie et ne viser que les biens d’entités directement liées au contentieux, même pour des saisies conservatoires. Des conditions qui risquent de compromettre un peu plus les chances du créancier, qui doit agir vite et dispose souvent de peu d’informations sur les biens.

Qui va pâtir de ces changements ? Les #fondsvautours reçoivent toute la lumière, alors qu’ils sont impliqués dans un petit nombre d’affaires. Une disposition spécifique de #Sapin2 s’assure toutefois de leur faire barrage. Une intention louable, mais formulée de telle sorte que des recours sont à craindre. L’article 24 pourrait surtout décourager les entreprises qui ont signé des contrats à l’étranger et n’arrivent pas à se faire payer. En 2009, Vivendi avait ainsi tenté de saisir un immeuble argentin à Neuilly. Au final, au nom de nos intérêts diplomatiques, c’est tout le travail de la justice qui va être bouleversé.

 

LES POINTS À RETENIR

Professeurs de droit et avocats critiquent vivement l’article 24 du projet de loi Sapin 2 renforçant l’immunité des Etats face à leurs créanciers.

Poussé au dernier moment par le Quai d’Orsay, le dispositif en question aura pour effet de mieux protéger les biens des Etats étrangers visés par des saisies dans l’Hexagone.

Ce faisant, le gouvernement modifie sans réel débat des règles en vigueur depuis des décennies.

 

Isabelle Couet – Chef du service Marchés

lire sur lesechos.fr

Publié le 14 septembre 2016

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