Le jugement contradictoire du procès «LuxLeaks»

Le verdict qui a condamné mercredi Antoine Deltour et Raphaël Halet est paradoxal. Dès les premières lignes, il reconnaît qu’ils sont bien des lanceurs d’alerte, au service de l’intérêt général. Pour autant, il considère que « l’intérêt public » de leur action est « insuffisant pour ne pas sanctionner pénalement ». Les deux Français ont fait appel.

Un raisonnement pour le moins paradoxal. Dans le jugement qui a condamné, mercredi 29 juin, Antoine Deltour et Raphaël Halet, les deux anciens employés français de l’antenne luxembourgeoise de Price Waterhouse Coopers, accusés d’avoir copié, transmis et diffusé des centaines d’accords fiscaux secrets entre le Luxembourg et des multinationales, le juge Marc Thill effectue un étrange aller-retour. Entre la reconnaissance du caractère incontestable d’intérêt général des actions des deux accusés, d’une part, et la décision de soutenir mordicus qu’ils sont allés trop loin, et doivent de ce fait être condamnés, d’autre part.

Cet aller-retour aboutit à une décision mi-chèvre mi-chou. Alors que le procureur avait requis une peine de 18 mois de prison pour les deux hommes, éventuellement assortie de sursis, le tribunal a condamné Deltour à 12 mois de prison avec sursis et à une amende de 1 500 euros, et Halet à
 9 mois de prison avec sursis, ainsi qu’une amende de 1 000 euros. Le journaliste Édouard Perrin, poursuivi pour recel, a, lui, été acquitté.

Au lendemain du verdict, les deux principaux intéressés ont d’ores et déjà annoncé qu’ils feront appel. « Nous avions un faible espoir d’obtenir une relaxe, mais nous étions conscients qu’il y avait de fortes chances d’aboutir à une condamnation. Mais nous sommes déçus par le jugement, qui est très proche des réquisitions », explique à Mediapart Romain Deltour, frère d’Antoine et pilier de son comité de soutien. L’ancien auditeur de PwC n’attendait certes « pas de ce procès une reconnaissance, puisqu’il a déjà obtenu un large soutien public », dit son frère, mais il est « déçu » : « Il ne comprend pas certaines réactions de la presse, qui parle de jugement assez clément », alors qu’il estime que la condamnation est sans ambiguïté, bien qu’il échappe à la prison.

Raphaël Halet se dit de son côté « en partie satisfait, parce que le juge a reconnu ce que je dis depuis le début : je suis bien un lanceur d’alerte ». Pour autant, souligne-t-il, « quand on a vu comment se déroulait le procès, l’absurdité des audiences, nous nous attendions à une condamnation ». Mais l’ancien responsable administratif de PwC Luxembourg, qui avait été la révélation du procès après des mois de silence, ne digère pas le verdict. « Pourquoi une condamnation, même symbolique ? Il fallait aller au bout de la logique, et nous relaxer. » Même reproche chez Romain Deltour, qui critique un jugement « incohérent » et « contradictoire ». Convenons qu’il est au minimum étonnant.

En préliminaire du jugement, disponible en intégralité ici, avec la rudesse non dénuée d’un côté matois dont il avait déjà fait montre lors des audiences, le président du tribunal tranche en effet le débat qui a opposé longuement la défense des accusés et le ministère public : « Pour couper court à toute discussion superflue, le tribunal correctionnel retiendra comme acquis le fait qu’Antoine Deltour et Raphaël Halet sont aujourd’hui à considérer comme des lanceurs d’alerte », écrit-il, tranchant sur le fait qu’« on ne peut pas sérieusement, en 2016 […] admettre le contraire ». Tout aussi incontestable, leurs divulgations « relèvent aujourd’hui de l’intérêt général ayant eu comme conséquence une plus grande transparence et équité fiscale ».

Pour autant, le tribunal n’a pas hésité à les condamner, au terme d’une démonstration plutôt acrobatique. Dans une curieuse formule, il écrit qu’il « retient que l’intérêt public du signalement est insuffisant pour ne pas sanctionner pénalement ». Les juges ont d’abord constaté qu’« il n’existe aucune protection en droit luxembourgeois » pour les lanceurs d’alerte de leur genre. Puis, qu’« aucune protection au niveau européen » ne leur est applicable. Même si « le Parlement européen et la Commission européenne admettent la nécessité de protéger les lanceurs d’alerte de représailles et notamment de poursuites pénales »« à la date d’aujourd’hui, le lanceur d’alerte n’est pas protégé par une quelconque norme juridique au niveau européen ». Le juge insiste sur les points qui fâchent, rappelant qu’« au contraire, la nouvelle proposition de directive sur le secret d’affaires adoptée par le Parlement européen entend encore […] augmenter la protection du secret d’affaires au niveau européen ».

Ne reste plus alors comme seul paravent pour les lanceurs d’alerte que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Défendue par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui dépend du Conseil de l’Europe et dont les décisions s’imposent à ses 47 États membres (la France et le Luxembourg en sont des membres fondateurs, depuis 1949), cette convention définit en effet dans son article 10 la liberté d’expression à laquelle ont droit les citoyens. Et la CEDH y a fait référence à plusieurs reprises dans des affaires concernant des lanceurs d’alerte.

En avril 2016, le Conseil d’État français revenait d’ailleurs largement sur cette jurisprudence dans ses recommandations concernant le statut des lanceurs d’alerte dans l’Hexagone. L’association Transparency international fait de même dans le guide pratique qu’elle leur destine. La CEDH a développé depuis 2008 un avis constant, soulignant qu’un lanceur d’alerte ne peut envisager la « divulgation au public » des informations qu’il détient qu’en « dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement ». Autrement dit, s’il s’avère impossible ou vain de saisir son supérieur hiérarchique, l’administration ou la justice locale, alors un lanceur d’alerte peut confier les informations qu’il détient à la presse. Il doit être protégé pour cela, et en aucun cas condamné pour son geste. C’est ce qu’ont martelé sans relâche les avocats de la défense lors des audiences, ceux de Raphaël Halet détaillant même point par point les conditions nécessaires pour que la jurisprudence s’applique, et arguant que c’était le cas.

Les lanceurs d’alerte auraient « dépassé les limites de la critique »

Le tribunal luxembourgeois qui a condamné Deltour et Halet connaît ces règles. Mais il a décidé qu’elles ne pouvaient pas s’appliquer. Le jugement indique que la convention européenne des droits de l’homme « n’assure non seulement pas la protection » des prévenus, « mais au contraire impose une condamnation à condition de prononcer une sanction juste et proportionnée ». Pour les juges, dans le cas présent, la CEDH commande seulement que la sanction ne soit pas disproportionnée. Ils estiment que si les deux lanceurs d’alerte pouvaient parfaitement « critiquer des pratiques d’optimisation fiscale moralement douteuses au Luxembourg et ailleurs », ils ont « cependant dépassé les limites de la critique », en copiant et transmettant « des milliers de pages de documents confidentiels pour les transmettre ensuite à un journaliste ».

L’argument est pour le moins spécieux. Car comment croire que les deux hommes auraient été crus, et surtout qu’une enquête journalistique digne de ce nom aurait été possible, en l’absence de tous documents appuyant leurs dires ? Sans documents, il est plus que probable que le scandale LuxLeaks, reconnu par ce même tribunal comme relevant de l’intérêt général, n’aurait pas eu lieu.

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