LuxLeaks : prison avec sursis pour les lanceurs d’alerte français

Dans un silence solennel, devant une salle remplie de supporteurs venus soutenir un frère, un ami, un voisin, ou simplement un lanceur d’alerte, le président du tribunal d’arrondissement du Luxembourg a déclaré, mercredi 29 juin, Antoine Deltour et Raphaël Halet « coupables » de « vol, violation du secret professionnel et du secret des affaires » mais aussi « de fraude informatique, de blanchiment et divulgation du secret des affaires ».

Ces deux anciens collaborateurs du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC) ont été condamnés respectivement à douze mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende, et neuf mois de prison avec sursis et 1 000 euros d’amende dans le procès Luxleaks. Une décision plus clémente que les dix-huit mois de prison avec sursis requis par le procureur. Le journaliste de l’émission « Cash investigation », Edouard Perrin, poursuivi pour « complicité de violation du secret des affaires et du secret professionnel » a lui été « acquitté », a déclaré le président lors de cette courte audience.

Malgré ces condamnations, le tribunal a toutefois reconnu que les révélations de ces deux anciens collaborateurs de PwC « ont contribué à une plus grande transparence et équité fiscale », que les deux prévenus « ont agi dans l’intérêt général et contre des pratiques d’optimisation fiscale moralement douteuses », et sont donc « aujourd’hui à considérer comme des lanceurs d’alerte ».

Prix du citoyen européen

Tous trois étaient poursuivis dans l’affaire dite Luxleaks qui a éclaté après la révélation de centaines d’accords fiscaux confidentiels passés entre des multinationales et le fisc luxembourgeois. « Cash investigation » avait consacré une émission entière sur le sujet, en 2012. La publication de ces « rescrits fiscaux » par le consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en 2014 avait ensuite provoqué un vaste scandale qui avait touché jusqu’à Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois et actuel président de la Commission européenne. Un an après ces révélations, une directive européenne imposait aux Etats de l’Union de s’échanger de telles informations.

« Ce jugement revient à condamner les avancées réglementaires que les révélations à l’origine de l’affaire Luxleaks ont impulsées, a aussitôt déclaré Antoine Deltour à la sortie de l’audience. Si vous voyez passer des milliards d’euros qui contournent les règles fiscales de manière douteuse, le tribunal vousenjoint aujourd’hui de fermer les yeux et de n’en parler à personne. Je pense qu’aucun citoyen ne peut s’en satisfaire. C’est pour cela que je vais faire appel ». Son avocat Me William Bourdon a, lui, dénoncé une décision « contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et qui exprime la face la plus conservatrice de l’Europe, celle qui n’a qu’une obsession, celle d’entendre les intérêts privés et refuse d’entendre les citoyens ». Raphaël Halet a lui aussi annoncé faire appel de ce jugement.

Depuis que la justice luxembourgeoise a engagé des poursuites à son encontre, Antoine Deltour, la petite trentaine, est devenu l’emblème des lanceurs d’alerte en Europe. En juin 2015, le Parlement européen lui avait d’ailleurs remis le prix du citoyen européen. C’est par hasard, a-t-il expliqué à l’audience, qu’il avait mis la main sur ces tax rulings ultra-confidentiels, curieusement en accès libre lorsqu’il s’était connecté. C’était la veille de son départ de l’entreprise. Il s’apprêtait à rejoindre la fonction publique pour un salaire moindre – ce qui n’avait pas manqué d’étonner le tribunal – et cherchait des documents de formation. Comprenant de quoi il s’agissait, il a copié les fichiers par réflexe, mais n’en a rien fait pendant des mois.

Des lanceurs d’alerte non protégés

Ce n’est qu’après avoir été contacté par le journaliste Edouard Perrin, intrigué par ses commentaires très « bien documentés » au bas d’un blog, qu’Antoine Deltour a décidé de révéler tout le système. Raphaël Halet a, lui, voulu apportersa pierre à l’édifice après avoir vu l’émission « Cash investigation », et a fait parvenir seize documents au journaliste. Edouard Perrin n’avait, lui, fait que son travail de journaliste. Mais le parquet du Luxembourg n’a visiblement pas la même conception du droit à l’information. Il avait admis qu’il pouvait s’agir de pratiques douteuses mais que « la liberté d’expression journalistique » ne devait pas primer sur le respect « du secret professionnel ».

Ce procès au Luxembourg s’était ouvert peu de temps avant l’arrivée en séance à l’Assemblée nationale française de la loi Sapin II qui, dans sept articles, prévoit de protéger les lanceurs d’alerte en France. Seul problème, la définition du lanceur d’alerte prévue dans le texte de loi adopté à l’Assemblée est toujours insuffisante puisqu’un nouvel Antoine Deltour ne serait toujours pas protégé en France, quand bien même il dénoncerait des faits contraires à l’intérêt général.

La loi prévoit, en effet, de protéger les actes punis par la loi, ou ceux relatifs à l’environnement, la santé ou la sécurité publique. Alors que le texte arrive en séance, au Sénat, le 4 juillet, Me William Bourdon met en garde les sénateurs « qui essaient de détricoter cette loi qu’a voulue Michel Sapin ». En France, certains parlementaires confondent encore délateurs et lanceurs d’alerte.

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