Julian Assange, l’encombrant M. Wikileaks

Mise à jour : Un groupe de travail de l’ONU a annoncé le 5 février 2016 que Julian Assange est « arbitrairement détenu » dans l’ambassade d’Équateur à Londres où il vit reclus depuis 2012… Mais cette déclaration n’est pas contraignante. Le parquet suédois avait déjà annoncé que cet avis n’aurait « aucune incidence formelle sur l’enquête » sur les soupçons de viol qui pèsent contre le fondateur de Wikileaks, auquel « Vanity Fair » consacrait ce portrait en décembre 2013.

I. SANS ISSUE
Chaque après-midi, à 16 heures, un petit groupe de manifestants se rassemble devant l’ambassade d’Équateur, au 3 Hans Crescent dans le quartier de Knightsbridge à Londres, pour protester contre la captivité d’un homme reclus à cette adresse depuis le 19 juin 2012. Cet homme, c’est Julian Assange, Australien de 42 ans, figure publique de WikiLeaks (qu’il a fondé en 2006), une association à but non lucratif qui divulgue des documents secrets sur son site Web. En avril 2013, l’organisation a mis en ligne sa plus grosse livraison : environ 1,7million de documents diplomatiques remontant aux années 1973 à 1976 baptisés les « câbles diplomatiques de Kissinger ». En 2010, en partenariat avec The Guardian, Der Spiegel, The New York Times et d’autres journaux, WikiLeaks avait commencé à divulguer plus de 450 000 documents concernant les guerres d’Irak et d’Afghanistan, dont 250 000 dépêches diplomatiques américaines. La source de cette fuite, Bradley Manning (rebaptisé Chelsea Manning), un soldat américain stationné en Irak, a été traduite devant une cour martiale et jugée coupable d’« espionnage », de « vol » et de « fraude informatique », mais pas de « collusion avec l’ennemi ».

Depuis plus deux ans, Assange a vécu dans une petite pièce de l’ambassade – de 4,5 mètres sur 4 – loin de l’attention publique, avant de revenir sur le devant de la scène avec l’affaire Edward Snowden. Ses appartements se situent dans un coin du rez-de-chaussée et donnent sur une petite voie sans issue. Sa fenêtre est contrôlée par l’une des centaines de milliers de caméras qui surveillent Londres et, lorsque je me suis rendue sur place en juin, deux véhicules de la police municipale stationnaient devant. WikiLeaks assure que le bâtiment est surveillé en permanence par une bonne douzaine de policiers. Selon Scotland Yard, cette surveillance a déjà coûté 4,5 millions d’euros. Les premiers temps, les dirigeants du ministère des affaires étrangères britanniques ont menacé d’exfiltrer Julian ­Assange de l’ambassade contre son gré.

Les deux premiers mois, le consul équatorien, Fidel Narvaez, a dormi sur place pour lui assurer une protection diplomatique 24heures sur 24. Il a confié à The Prisma, un journal londonien publié à la fois en espagnol et en anglais, qu’il avait appris à bien le connaître : « Nous avons beaucoup parlé au cours de ces mois, tout particulièrement lorsque nous étions seuls, la nuit ». En juillet, lors d’un contrôle de routine en prévision de la visite de leur ministre des affaires étrangères, Ricardo Patiño, les services secrets équatoriens ont découvert un micro caché dans le bureau de l’ambassadrice, Ana Alban. Le ministre a dénoncé l’espionnage de son ambassade.

Assange y a trouvé refuge peu après avoir été débouté de son recours contre la demande d’extradition de la Suède, où il doit être interrogé pour agression sexuelle contre deux femmes (faits pour lesquels il n’est pas encore inculpé). Au début, il dormait sur un matelas gonflable fourni par l’ambassadrice. Gêné par le bruit de la rue, il a exploré les lieux à la recherche d’une pièce tranquille et jeté son dévolu sur les toilettes des dames. Dans sa chambre, une lampe imite la lumière diurne pour l’empêcher de déprimer et, chaque jour, il court sur le tapis roulant offert par le réalisateur Ken Loach. L’ambassade lui a installé une douche. Il y a aussi une cheminée avec un manteau de style victorien blanc et une petite table ronde de bois blond sur laquelle il pose son ordinateur. Plusieurs étagères recouvrent les murs. Julian Assange se nourrit d’un mélange de plats à emporter – fournis par des restaurants dont il garde le nom secret de peur d’être empoisonné – et de plats équatoriens préparés par le personnel de l’ambassade. Il peut recevoir des visiteurs, notamment Sarah Harrison, une journaliste de 31 ans, membre de WikiLeaks, qui s’est rendue à Hong Kong où Snowden s’était caché des autorités américaines pour lui remettre un sauf-conduit équatorien fourni par Assange et Narvaez.

 

Le 3 juillet 2012, pour ses 41 ans, Julian Assange a fait porter douze parts de gâteau d’anniversaire aux douze manifestants rassemblés devant l’ambassade. Cette année, les militants présents brandissaient une pancarte rappelant que, dans Le Guide du voyageur galactique – H2G2, le nombre 42 est la réponse à « la grande question sur la vie, l’univers et le reste ». Les jours ordinaires, les manifestants se contentent de petites affiches où Assange apparaît bâillonné par un drapeau américain, surmonté de slogans comme « Ne tuez pas le messager. » Celui-ci les gratifie de temps à autre d’apparitions papales à la fenêtre principale. Pâle sous ses cheveux blancs, il les salue. À l’occasion, il donne ses conférences de presse depuis un petit balcon. Récemment, pour une interview à l’AFP, il s’est présenté sans chaussures, histoire de souligner qu’il n’en a pas besoin.Si Assange ne peut pas quitter les lieux, il est sans cesse devant son ordinateur ou en conférence, « comme n’importe quel patron – harassé de sempiternelles réunions », m’a-t-on dit chez WikiLeaks. Il utilise des logiciels sophistiqués de chiffrement et encourage tous ceux qui le contactent, ou son entourage, à faire de même.

Le fait que Julian Assange ait été contraint de se mettre physiquement hors circulation a eu pour effet, curieusement, de le placer encore plus au centre de l’attention. Ses ennuis judiciaires n’ont pas diminué mais son statut diplomatique incertain le protège de la menace d’être embarqué de force dans une camionnette noire sous les cris des journalistes et le bourdonnement des caméras. Le gouvernement américain a bien essayé de décapiter son organisation mais cela n’a abouti qu’à le transformer en martyr. Plus personne n’évoque, comme du temps de sa liberté, sa sensibilité épidermique, son caractère ombrageux, sa paranoïa, son égocentrisme, son hygiène douteuse, son habitude de rester rivé à son ordinateur lorsqu’il dîne avec quelqu’un ou celle de ne pas tirer la chasse d’eau.
« Au contraire, je trouve qu’il est plus fort et plus sophistiqué qu’auparavant, et pareil pour son organisation », déclare Jennifer Robinson, une avocate des droits de l’homme australienne qui assure sa défense à Londres. « Pendant trois ans, Julian a été soumis à d’intenses pressions et à toutes sortes d’attaques légales et politiques. Mais ses détracteurs en sont toujours au même point et il fait toujours les gros titres. » Assange est seul et tranquille, mais pas isolé. Il est le centre inquiet d’un réseau dont il peut à la fois détecter et influencer les soubresauts.
II. Travail, travail, travail
À l’occasion d’une téléconférence organisée par WikiLeaks pour le premier anniversaire de l’installation d’Assange à l’ambassade, un journaliste lui a demandé si sa réclusion avait altéré sa capacité à travailler. Julian Assange a répondu que cela rendait certaines choses plus difficiles mais que cette situation était « compensée par [s]on incapacité totale à faire autre chose que travailler. »
Et du travail, il en a. Son corps a beau être enfermé dans un petit immeuble à Londres, son avatar et son organisation restent activement connectés au monde. L’année écoulée a été très remplie. En septembre 2012, Assange s’est exprimé aux Nations unies par satellite, afin de presser les États-Unis de mettre fin à ce qu’il appelle la persécution de Bradley Manning et de WikiLeaks. En novembre, il a publié Menace sur nos libertés, comment Internet nous espionne, comment résister (Robert Laffont, 2013), un livre d’entretiens avec des militants de l’Internet libre. L’ouvrage commence par un euphémisme caractéristique : « Ce livre n’est pas un manifeste, écrit Assange. Nous n’avons pas de temps pour cela. Ce livre est une mise en garde. » Lui et ses trois interlocuteurs – Jacob Appelbaum, un porte-parole de WikiLeaks, Andy Müller-Maguhn, membre du Chaos Computer Club, un puissant regroupement de hackers basé à Berlin, et Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net, une association française de défense des droits des internautes – discutent de l’importance de préserver le réseau de toute intrusion gouvernementale. Le livre accuse Facebook et Google d’être les instruments de « la plus grande machine de surveillance ayant jamais existé » et décrit un monde qui s’enfonce dans une « nouvelle contre-utopie transnationale ».
En juillet 2013, Julian Assange s’est officiellement présenté, in absentia, aux élections sénatoriales australiennes qui se sont déroulées dans son pays natal le 7 septembre. À la tête du Parti WikiLeaks, créé en avril, il briguait un siège de sénateur. Le programme de son parti, fort de 2 000 membres, appelait à une plus grande transparence parlementaire, à un encadrement plus strict des agences de sécurité du pays et à la protection des lanceurs d’alerte. Le parti acceptait les dons par carte de crédit, PayPal et Bitcoin, la monnaie numérique. Malgré un soutien massif de la part des jeunes électeurs, le parti n’a recueilli qu’un très faible pourcentage des suffrages et Assange n’a pas été élu.
Fin 2012, par e-mail, Julian Assange a essayé en vain de dissuader l’acteur Benedict Cumberbatch d’interpréter son personnage à l’écran dans Le Cinquième Pouvoir, un film réalisé par Bill Condon (sortie le 4 décembre) qui raconte les premières années de WikiLeaks et la brouille avec son ex-camarade Daniel Domscheit-Berg. Convaincu que sa description y serait peu flatteuse, Assange l’avait qualifié préventivement d’« attaque de propagande massive ». « Il ne voulait pas cautionner le film parce qu’il pensait que le projet serait cruel avec lui et offrirait une vision négative de son organisation, a expliqué l’acteur au Telegraph. Il ne voulait pas me rencontrer car il considérait que les livres sur lesquels le scénario s’appuie dénaturaient sa version des événements. Lorsqu’il le verra, j’espère qu’il trouvera que c’est plus équilibré qu’il ne le pensait. »
Le Cinquième Pouvoir n’est pas le seul projet cinématographique dont Julian Assange a dû se préoccuper. Le documentaire d’Alex Gibney, We Steal Secrets : The Story of WikiLeaks a provoqué sa colère bien avant qu’il ne le voie. « Un titre malhonnête et orienté dans un contexte de procès en cours », tweetait WikiLeaks en janvier, lors de la projection du film au festival de Sundance. Le documentaire offre un portrait peu flatteur de l’Australien ; comme l’a résumé un des rédacteurs du magazine Mother Jones, le film traite de ce « qui arrive quand une cause admirable est conduite par un connard agressif à la sensibilité à fleur de peau ». Gibney aborde les accusations de viol à l’encontre d’Assange et les défections chez les cadres de WikiLeaks. Il souligne aussi son refus d’être interviewé pour le documentaire et affirme qu’il lui a répondu que « le prix d’une interview avec lui tournait autour d’un million de dollars. » (WikiLeaks a publié un script annoté du film, prétendant qu’il était truffé d’inexactitudes.)
En revanche, Julian Assange a accordé un entretien pour le documentaire de Tarquin Ramsay, 17 ans, le petit-fils de Gavin MacFadyen, directeur du Centre de journalisme d’investigation de Londres. Le porte-parole de WikiLeaks a habité un temps chez MacFadyen et son épouse, Susan Benn, dans l’appartement où se sont tenus ses premiers rendez-vous avec les rédacteurs en chef du Guardian, en 2010. MacFadyen reste l’un de ses plus fervents partisans, avec son épouse qui se considère, ne plaisantant qu’à moitié, comme une « mère pour WikiLeaks ». Il assure que les rumeurs selon lesquelles Assange serait un convive épouvantable sont fausses : « Il jouait avec nos petits-enfants qui l’aimaient beaucoup. »
Laura Poitras, réalisatrice indépendante nommée aux Oscars et lauréate du prix MacArthur, prépare un autre documentaire. Elle est impliquée dans l’affaire Snowden depuis le début. Son film traitera de la surveillance mise en place par le gouvernement après le 11-Septembre et elle a passé de longues heures à s’entretenir avec Assange. Le 8 avril 2012, Glenn Greenwald, un avocat chroniqueur pour le site Salon, écrivit que Poitras avait été régulièrement retenue à la frontière lors de ses retours aux États-Unis. En août 2012, The New York Times a publié une vidéo de 8 minutes 30 de la réalisatrice – extraite du film – sur son site Web. Cette vidéo a changé pour toujours la vie de Snowden.
En janvier 2013, après l’avoir vue, celui-ci envoie un message anonyme à Poitras pour lui demander sa clé de chiffrement et lui suggérer de trouver un moyen sûr pour communiquer. Un mois avant, il avait tenté, en vain, de contacter Glenn Greenwald, qui écrivait désormais pour The Guardian. Dans un deuxième e-mail, il lui explique qu’il détient des informations à propos de la communauté du renseignement et qu’elle ne perdrait pas son temps s’ils se parlaient. En mars, de passage à New York, elle l’a appelé. « Laura l’a aidé à ouvrir les e-mails », m’a confié Alan Rusbridger, le rédacteur en chef du Guardian, en contact avec Julian Assange depuis la diffusion des documents WikiLeaks de 2010. En mai, Snowden s’est envolé vers Hong Kong où il a travaillé avec le Guardian et le Washington Post à rendre public ce qu’il savait des programmes secrets de surveillance américains.
III. Impasse diplomatique
Depuis que Julian Assange réside à l’ambassade, Sarah Harrison a pris soin de lui autant qu’elle lui a servi de lien avec le monde extérieur. Elle veille sur Assange comme une louve, m’a rapporté une personne qui les a vus ensemble, volant à sa défense au moindre soupçon de critique. Deux supporters m’ont confié qu’ils étaient amants depuis 2010, mais ni Assange ni Harrison ne l’ont confirmé publiquement. WikiLeaks se refuse à commenter « la vie privée de ses membres, si ce n’est pour dire que jusqu’ici, il ne s’agit que de spéculation ». La sachant sur le point de devenir un personnage public, WikiLeaks a publié sur son site une biographie et des photos. Décrite comme une juriste de l’organisation, cette jeune journaliste a commencé à travailler pour WikiLeaks en août 2010 après avoir été mutée de son poste bénévole au Centre de journalisme d’investigation de MacFadyen. Elle figure en outre sur de nombreuses photos d’événements en faveur de WikiLeaks. Un visage avenant, entouré de longs cheveux blonds mousseux, un sourire franc et les dents du bonheur. Les partisans d’Assange ne parlent pas volontiers de cette relation. « Les Équatoriens sont très catholiques », m’a soufflé l’un d’eux, sous-entendant qu’ils n’étaient pas très à l’aise avec l’idée qu’une femme séjourne auprès de leur invité. Assange y aurait fait allusion à la fin de 2012 lorsqu’il a déclaré que des « considérations de sécurité » dans l’ambassade avaient causé « de gros dommages à une relation qui comptait pour [lui]. » Depuis le 19 juin, Harrison incarne pour le public le lien entre Assange, WikiLeaks et Snowden. Lors d’une conférence téléphonique avec des journalistes, Assange a déclaré : « Nous sommes en contact avec les avocats de M. Snowden et impliqués dans la négociation de demande d’asile en Islande. »
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Sarah Ellison

Cet article a été publié dans le numéro 6 de Vanity Fair.
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